Dans les années 70, le recyclage était un terme en vogue dans la formation professionnelle. Le souci de l'environnement lui a donné par la suite une tout autre signification. C'est en gardant à l'esprit les deux sens du même mot, sans jamais les confondre, que les Ateliers du Bocage ont su donner un avenir professionnel à plus de 250 salariés.
Le Peux ? Juste un lieu-dit sur la RN149, à mi-chemin entre Nantes et Poitiers. Quelques maisons basses y font le lien entre la nationale et le bocage... L'usine en bord de route rappelle que c'est l'industrie qui donne désormais le “la”. Ce n'est pourtant pas dans cette menuiserie que bat le coeur du hameau mais plutôt dans les hangars regroupés autour d'un ancien corps de ferme et de ses extensions. À l'extrémité du hangar principal, quatre gaillards et un engin de chantier s'efforcent d'édifier un monticule de vieux cartons en éliminant toute présence de plastique. Dans l'atelier voisin, leurs collègues démembrent des palettes usagées dont les planches, vite rectifiées, sont bientôt transformées en palettes rajeunies. Si le carton collecté et trié n'est qu'en transit, le bois quant à lui occupe la majeure partie du site. Entre le stock de palettes usagées, entassées en fond de cour, et les rangées de palettes rénovées ou celles, flambant neuf, en attente d'expédition, aucun doute : les Ateliers du Bocage sont bien les principaux pourvoyeurs des industriels et des supermarchés de la région. Pointant la plus ancienne bâtisse en cours de réhabilitation, Bernard Arru, le directeur, rappelle que “c'est là que l'aventure a commencé” quand, avec quelques rescapés de Mai 68, il a créé la communauté des Peupins pour accueillir les handicapés. Après avoir rejoint en 1983 le mouvement Emmaüs, les Ateliers du Bocage se sont diversifiés. Jusqu'à prendre, aujourd'hui, une dimension industrielle. Un essor mené, selon lui, “sans aucune vision stratégique”. “Tout ça c'est fait par des étapes successives et pour répondre à des événements... À des opportunités”, prétend ce quinquagénaire aussi sec et chaleureux que le climat de sa Méditerranée natale.
Emballages en pagaille et emplois à la clé
Bien sûr, comme toujours, le hasard a eu sa part. En l'occurrence, le contrat de fabrication du break Citroën BX obtenu par la carrosserie Heuliez, implantée à quelques kilomètres. Avec les châssis
et les pièces détachées déchargés des camions, l'industriel se retrouve débordé par les emballages de bois et de carton. En désespoir de cause, il se tourne vers Emmaüs. Pour la petite communauté
locale qui bricole dans l'insertion, le marché impose un changement d'échelle. Et, donc, d'organisation.
“Cette collecte plus industrielle nous a tout de suite donné l'idée de créer des emplois ; avec une motivation d'autant plus forte que ces activités n'étaient pas délocalisables”, explique Bernard
Arru. Aux rebuts d'Heuliez viennent bientôt s'ajouter les emballages usagés d'autres industriels et ceux de la grande distribution. Plus question d'être les braves “chiffonniers d'Emmaüs” chargés de
la collecte et du tri au profit des entreprises de récupération !
Pour valoriser cette mine de déchets recyclables, une véritable entreprise d'insertion est créée, les Ateliers du Bocage, bientôt reconnue comme le centre régional de référence pour le recyclage de
palettes. Insertion, développement économique local, valorisation des déchets... Un cocktail idéal pour les promoteurs du “développement durable”. Loin du prêt-à-penser, Bernard Arru garde la tête
froide. “Nous avons simplement hérité de la culture du mouvement Emmaus, construit sur le réemploi, le recyclage, des pratiques que nous privilégions depuis plus de 50 ans, bien avant la vogue du
développement durable”. Une manière de remettre les pendules à l'heure et de rappeler que “pour les Ateliers du Bocage, ce sont d'abord l'accueil et l'insertion qui, avant l'écologie, constituent les
priorités”. Tant mieux donc si, sur ce terrain-là, l'abbé Pierre a eu raison avant tout le monde.
Et si le développement durable, économe en ressources, profite aux “gens du Peux” ainsi qu'à d'autres démunis : après tout, ce n'est que justice. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que les premiers
succès leur ont donné des ailes. Forts de leurs compétences, ils sont parvenus à diversifier leurs activités. Et pas seulement dans la valorisation des déchets. Avec la nouvelle unité de fabrication
de palettes spéciales créée en face de l'atelier d'insertion, ce sont près de 40 000 palettes neuves ou recyclées qui sortent des Ateliers du Bocage.
Sur le terrain du recyclage aussi, ils ont su saisir les opportunités. À quelques kilomètres du Peux, l'atelier de Bretignolles, perdu au coeur du bocage, est devenu le premier centre de collecte, en
France, des consommables bureautiques usagés. Chaque jour, plus de 10 000 cartouches et toners, de toutes marques, passent entre les mains expertes de la cinquantaine de salariées du site. Plus
qu'une aubaine, une fierté pour ces femmes déjà frappées par la délocalisation des entreprises de confection. Avec, en outre, le sentiment d'une sécurité retrouvée grâce à cette reconversion. Et
comme le dit Odette Monot, la responsable du site, “ce savoir-faire est indispensable pour sélectionner les consommables susceptibles d'être reconditionnées, même si ce n'est pas chez
nous”.
Numérique mais pas immatériel
Avec la bureautique, les Ateliers du Bocage, heureusement, n'ont pas épuisé toutes leurs cartouches. Dès 2004, un an avant le décret relatif au traitement des déchets
d'équipements électriques et électroniques, ils ont misé sur cette nouvelle activité. Situé dans un entrepôt
construit en marge de la communauté Emmaüs de Mauléon, l'atelier “D3E” ne désemplit pas. En témoignent ces monceaux d'écrans et d'unités centrales qui occupent plus de la moitié du
local. “Près de 55 tonnes de matériels électroniques transitent ainsi chaque mois par notre atelier”, annonce Thierry Karacoban, le trentenaire à l'oeil malicieux qui supervise les opérations.
Sur la mezzanine,une équipe, en majorité féminine, s'efforce de donner une dernière chance à tous ces “rebuts” des parcs informatiques pendant que leurs collègues masculins, à l'étage inférieur,
martyrisent avec ardeur les matériels déjà condamnés au démantèlement. Plus de 80 % de ces produits électroniques en fin de vie sont ainsi voués aux gémonies et finissent dans les sacs pleins de
composants plastiques, de cartes mémoires ou de circuits imprimés.
Depuis peu, ces déchets bourrés de métaux lourds et dont l'élimination dans des sites spécialisés représentaient un coût commencent à devenir rentables. Pour Thierry Karacoban, la rareté des matières
premières est “une véritable aubaine” car, précise-t-il, “entre la participation des entreprises à l'élimination et les prix très faibles des matériels que nous revendons dans notre boutique du Peux
et sur Internet, la rentabilité de notre activité est loin d'être assurée.”
En cause, les circuits d'élimination parallèles et l'appétit des fabricants asiatiques pour les matériaux qu'ils peuvent récupérer, chez eux, à moindre coût, sans aucune contrainte sanitaire ou
environnementale.
Inutile donc de se battre sur ce terrain ! Le salut passe obligatoirement par l'innovation et la création d'emplois de plus en plus qualifiés. Dans cette optique, une
filière prometteuse, celle du téléphone portable, a été confiée à un jeune ingénieur marocain échappé de justesse
aux rigueurs de la loi sur l'immigration. Grâce à ce marché où les effets de mode frappent plus vite encore que dans l'informatique, Zakaria El Hesseni et sa petite équipe ont presque doublé leur
activité en une année ; au rythme actuel, fin 2008, ils auront traité plus de 30 000 portables. Et pas seulement du bas de gamme !
Pour preuve, la cinquantaine de BlackBerry alignés, comme à la revue, sur l'une des tables de tri. S'ils réussissent leur premier examen, ces symboles de la France
bling-bling iront rejoindre les centaines d'autres portables, moins sophistiqués, rangés par modèles dans les
casiers à roulettes au centre de l'atelier. Avant de passer au banc d'essai informatique des quatre ex-compagnons Emmaüs qui, pour leur part, ont sans doute connu bien pire. Compte tenu du
renouvellement accéléré des modèles, les risques pour un appareil récent de finir au
broyage sont réduits. Débloqué et reconditionné avec tous ses accessoires sous blister et revendu au quart, voire moins, de son prix, il trouvera encore acquéreur. Les modèles recalés iront
rejoindre, dans les bacs, le “marché aux puces” électroniques. Entre deux arrivages de mobiles, Zakaria El Hesseni prend le pouls du marché, des tendances... Et surtout des ventes en ligne des
modèles sortis de l'atelier.
“Avec les contrats passés avec Bouygues, et bientôt Orange, et les partenariats avec la Fnac et d'autres entreprises locales, la ressource n'est pas prête de se tarir.” Si des fonctionnaires zélés ne lui cherchent plus des poux, il trouvera sans doute le temps d'imaginer, avec ses collègues et les 250 salariés et compagnons des Ateliers du Bocage, d'autres solutions pour valoriser ce que, par futilité, notre mode de vie nous pousse à rejeter.
Reportage paru dans le magazine le Nouveau Consommateur de septempre 2008
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